Une chaussure à l’opéra

opéra de Londres

C'était en 1976, j'avais 19 ans. Un jour, on s'est retrouvés avec quelques amis engagés comme figurants dans un opéra à Marseille (Don Carlos de Verdi, dirigé par Jacques Karpo). On était une quinzaine de potes.
Ce sont de supers souvenirs, c'était de grandes pièces d'opéra, dans des décors magnifiques.

Mon travail consistait à jouer un pénitent, une de ces personnes vêtues de toile de jute (vaguement brûlées au chalumeau pour faire plus vrai). Nous étions attachés les uns aux autres avec des cordes au cou, à la queue leu-leu.
Ils devaient nous indiquer par un top le moment où nous devions traverser la scène du côté cour au côté jardin. Au passage, on se faisait fouetter par des bourreaux et on devait faire mine de se tordre de douleur sous les coups de fouet. Et comme un petit train, on traversait sagement. Cela durait moins d'une minute en tout.

Un détail qui m'embêtait vraiment c'est que j'avais toujours froid aux pieds. J'étais pieds nus, forcément. Le temps que j'enlève mes chaussures dans notre loge commune, que je descende les escaliers, j'étais comme tout le monde, j'avais les pieds froids, mais aussi tout pourris parce que c'était très sale par terre. Et donc j'ai eu l'idée de limiter mon passage pieds nus. Lors des répétitions, j'étais le plus souvent chaussé de clarks que je délassais complètement, et quand on nous donnait le top, clac je me déchaussais rapidement avec mes pieds, je faisais mon petit passage avec les autres... coups de fouet... etc, ensuite je faisais le tour du plateau par derrière, puis je récupérais enfin mes chaussures et tout allait bien.

Pour le spectacle j'ai continué à faire exactement pareil. Et tout s'est très bien passé jusqu'à un moment où, une représentation ne s'est pas déroulée comme les autres :
Pendant qu'on attendait tous dans les coulisses, la corde au cou... moi avec mes chaussures prêtes à être enlevées, j'apercevais de biais le ténor qui jouait "le grand inquisiteur". Il était censé intervenir immédiatement, mais il avait visiblement des problèmes pour boutonner le haut de son costume. Les choristes se demandaient ce qui se passait. Ils regardaient tous vers le haut, dans sa direction, geste à l'appui, et chantaient : « Il Grande Inquisitore !!! »
Pour le coup, ça durait longtemps cette fois-ci, avec un drôle de flottement, genre « ….inquisitoooooooor ». Et moi, depuis les coulisses, j'avais une vue parfaite sur tout cela.

Tout à coup, un top a été donné à l'arrache par on ne sait qui. La personne qui se trouvait en premier a été propulsée vers la scène (dans une atmosphère très nerveuse), ce qui fait qu'à mon tour je me suis retrouvé brusquement tiré par le cou (à cause de la corde), et au bout de quelques mètres je me suis dit «merde, mes chaussures !», car dans l'affolement général, je les avais totalement oubliées.
En pareil cas on a les réflexes qu'on peut : j'enlève en premier celle qui est du côté du public. Mais j'étais sur scène, et déjà en marche… donc avec l'autre pied, je l'enlève tant bien que mal, et là je la balance vers l'arrière de toutes mes forces, en me disant qu'elle atterrirait dans les coulisses !

Et puis pour masquer l'autre chaussure, j'ai pris le parti d'allonger exagérément mon vêtement pour qu'il traîne par terre, du coup je jouais mon rôle encore mieux, comme tordu de douleur par les coups de fouet afin d'être sûr que l'on ne voie pas ma chaussure restante.
Arrivé en bout de scène, j'entreprends de faire le tour pour la récupérer, comme d'hab.
Et au final je suis obligé de m'adresser à une personne de la production, à peu près en ces termes : «Euh, je suis désolée mais je dois récupérer une chaussure qui est là bas...» Et le : «là bas», désignait l'endroit où une cantatrice déclamant son texte, les mains aux cieux, avec un ténor figé devant elle dans une génuflexion énammourée. Et entre les deux, en pleins feux sous les spotlights : ma chaussure !

Le genre de truc qui ne se peut pas, même dans un mauvais film !
Quoi qu'il en soit, il fallait bien que je rentre chez moi, donc il me fallait absolument récupérer cette chaussure.

Du coup j'ai mis à profit le déplacement de quelques chanteuses sur la scène pour y aller à quatre pattes, planqué derrière leurs crinolines, puis j'ai pris ma chaussure avec la bouche comme un petit chien et suis revenu en coulisse... Donc j'arrive à quatre pattes en coulisses, toujours la chaussure à la bouche, où le metteur en scène en personne m'attendait pour me réserver un traitement de faveur !


Nouvelle écrite en 2016 par Bernard Lamailloux, et fondée sur un authentique souvenir.

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