Les littéraires sont des cultivés ignorants et les scientifiques des instruits incultes

Michel Serres à la librairie Dialogues (Brest)

Paroles de Michel Serres retranscrites d’après l’émission de France Culture « À voix nue » diffusée le 11/06/2019 (soit 10 jours après la mort de Michel Serres), issue d'un entretien enregistré en 2002.

Nous partageons avec beaucoup de soin deux sortes de populations...

Un des dangers que nous courons aujourd'hui dans nos sociétés est un produit pur et simple de l'éducation que nous y avons reçue. Parce que nous partageons avec beaucoup de soin deux sortes de populations : D'un côté les littéraires et de l'autre les scientifiques. Les littéraires, je les appelle en général des "cultivés ignorants", et d'un autre côté les scientifiques que j'appelle volontiers des "instruits incultes".

Et cette chose est grave : elle amène les littéraires à ne plus vivre dans le monde et à se réfugier dans le passé, ce qui est dommage pour la culture humaine, et d'autre part les scientifiques à se précipiter dans le contemporain sans avoir aucune histoire derrière eux, et dans avoir idée des responsabilités politiques et humaines à laquelle leur science peut exposer leurs contemporains.

Un cercle qui aurait deux centres…

D'après moi l'idéal de l'enseignement (que j'ai décrit dans "Le Tiers-instruit"*  ) serait de faire un cercle qui aurait deux centres, c'est-à-dire une ellipse, où d'un côté il y aurait un foyer très vivant de création littéraire, et de l'autre un foyer très vivant d'invention scientifique. Si on ne réunit pas les deux, on risque vraiment des catastrophes à venir parce que nous aurons d'un côté des gens formés à tout ce que la technique permet de progressif et qui n'en verront pas les conséquences humaines... et l'autre des gens qui, proches de l'humain, seront toujours dans une expérience esthétique ou relationnelle sans voir le monde contemporain filer devant eux.

Autres extraits (de la même émission) :

À propos de l’engagement politique

Vous rencontrerez très peu de personnes de ma génération ayant un engagement politique. Et ceci pour une raison très simple : notre expérience de la guerre nous a appris à quel point les oppositions politiques pouvaient finir par des cadavres dans les fossés.

Si nous divorçons plus de nos jours, c’est que nous vivons plus longtemps

Avec l'augmentation de l'espérance de vie, ce qui se passe au long de l'existence fait que ce n'est pas la même vie, ce n'est pas la même personne. J'ai calculé qu'aujourd'hui où plus de 50% des ménages divorcent, nous avons pourtant atteint la période de l'histoire où les hommes et les femmes mariés restent le plus longtemps ensemble.

Tout moyen de communication peut être la meilleure et la pire des choses

Nos civilisations ont connu un passage du stade oral au stade écrit, puis du stade écrit au stade imprimé Aujourd'hui, nous vivons une transformation du stade imprimé au stade informatique.

La télévision et certainement un des plus beaux outils d'acculturation et de pédagogie qu'on puisse imaginer. Or, un adolescent de 12 à 13 ans aujourd'hui à vu entre 15000 et 20000 meurtres à la télévision. Nous ne pouvons pas encore savoir quels sont les résultats d'une expérience de ce type.

Ainsi, depuis l'histoire de la langue d'Ésope, tout moyen de communication peut être la meilleure et la pire des choses. Une autoroute, si tout le monde la prend, peut être la meilleure des choses. Mais du coup, si tout le monde la prend, elle va finir par se boucher. Et alors elle devient la pire des choses.

Omnipotente impuissance, local versus global

Notre temps et celui de l'omnipotente impuissance :  les stoïciens nous ont appris à séparer les choses qui dépendent de nous et les choses qui ne dépendent pas de nous. Puis arrive le cartésianisme qui dit "il faut être maître de soi et de la nature, il faut accélérer le progrès technique", ce qui veut dire que de plus en plus de choses dépendent de nous.

Du coup, la classe des choses qui dépendent de nous va grossir, tandis que la classe des choses qui ne dépendent pas de nous va diminuer. Donc il y a aujourd'hui, grâce à des actions scientifiques, collectives, et personnelles, une sorte de diminution des choses qui ne dépendent pas de nous.

Et c'est là qu'intervient la notion de local et de global. Tant que les choses qui dépendaient de nous étaient de l'ordre du local, leurs répercussions étaient limitées dans l'espace. Or on sait aujourd'hui, grâce à des techniques de carottage, que dès le début de l'âge de bronze, des effluents de bronze retombaient sur le Groenland.

Objets-mondes

Ce phénomène n'a fait que s'accroître avec le temps, si bien que nous avons aujourd'hui ce que j'appelle des objets-mondes. Un objet-monde et un objet dont une des dimensions se rapporte à une des dimensions du monde. Ainsi, la toile internet est spatialement un objet-monde. Un résidu nucléaire aussi (du point de vue du temps). Or, ces choses-là dépendent de nous, puisque nous les avons inventées. Mais par leur nature, elles influent aussi sur nous puisque nous "habitons le monde" sur lequel elles impactent, de sorte que nous dépendons aussi d'elles. Ainsi, la causalité étant circulaire, notre problème aujourd'hui n'est plus de "maîtriser les choses", mais de "maîtriser notre maîtrise".

Cela étant dit, il nous faut bien garder à l'esprit que tout ceci n'est valable que pour une partie du monde seulement. Il s'agit de la civilisation dite occidentale. Ainsi, aujourd'hui des différences apparaissent, sont de plus en plus criantes, et un jour nous le paierons très cher.

Au sujet du mot "Amour"…

Le mot Amour est un des rares mots latins en "-or" qui ne finit pas en français par "-eur". C'est parce que, contrairement aux autres, il ne vient pas de la langue d'oil, mais de la langue d'oc.

Lorsqu"ils voulaient parler de l'amour, les anciens distinguaient l'attirance charnelle (eros) d’une part, et la charité, le respect ou la considération spirituelle (agapé) d’autre part. Et entre le désir sexuel (proprement corporel) et la transcendance (proprement religieuse) il manquait une sorte de concept intermédiaire qui participerait des deux.

L'amour inventé par les troubadours vient combler cette lacune. Mais au début, le chevalier qui partait en armure pour accomplir sa quête imaginait l'amour pour une personne qu'il ne connaissait pas encore, une sorte de princesse lointaine, si on veut. Au début, l'amour des troubadours est donc conçu par rapport à une personne qui de façon temporaire ou définitive est en quelque sorte inaccessible. Ainsi, ce concept s'est tout d'abord développé dans les pays habités par les troubadours (Espagne, France, Italie). Et aujourd’hui encore, dans ces pays-là, s'agissant de l'amour, nous avons plutôt une littérature de la rencontre. Alors que dans les pays anglo-saxons il s'agit plutôt d'une littérature de la séparation.

Cela va très loin. Jusque dans l'urbanisme. Par exemple, la plupart des villes des États Unis n'ont pas de "places(lieux où on se rencontre) à proprement parler.


* Le Tiers-instruit", 1991, Paris, Ed. François Bourin


Michel Serres,

1er septembre 1930 - 1er juin 2019

Philosophe et historien des sciences français, membre de l'Académie française et de l'Académie européenne des sciences et des arts.

Champ de recherches : Mathématiques, philosophie des sciences, histoire des sciences, épistémologie, communication, numérique, politique.


Podcast de l'émission : https://www.franceculture.fr/emissions/a-voix-nue/michel-serres-hommage-25-inventer-pour-les-generations-futures

Sans avoir l'air d'y toucher (contes philosophiques)

Vous pouvez visionner une vingtaine de contes philosophiques en cliquant tout simplement sur l'image ci-dessous…



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Le Petit Abécédaire...

Livre 'Petit abécédaire...' - Bernard Lamailloux

"Un ouvrage bien documenté, écrit par quelqu'un qui sait de quoi il parle et qui le fait avec clarté humour et éthique. Les exemples et les conseils sont judicieux et très utiles. Je le recommanderai avec plaisir.."

Josiane de Saint Paul

Quel livre ! Un travail de moine. D'une grande originalité. J'ai à peine commencé à le parcourir et, déjà, je le savoure. Je vais d'ailleurs continuer à le déguster lentement. Bravo !

Serge Marquis


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